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« Suis-je le gardien de mon frère? », John Edgar Wideman

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Au commencement il y a la fuite. Celle de John Edgar Wideman, un jeune afro-américain qui migre vers l’ouest afin d’échapper à la pauvreté, l’injustice et l’oppression.

Il deviendra professeur de littérature à l’université et lauréat de prestigieux prix littéraires états-uniens. Dans son roman Suis-je le gardien de mon frère? l’auteur John Edgar Wideman revient sur l’incarcération à perpétuité de son jeune frère qu’il avait cherché vingt ans plus tôt à maintenir à distance afin de devenir, pensait-il, ce qu’il convient d’être. Il avait placé le curseur de son succès dans la distance qu’il avait tracée entre son frère et lui, un frère qu’il prenait comme un contre-repère dans le travail qu’il accomplissait pour se créer, une sorte de modèle négatif.

En pleine cavale, Robert Wideman vient trouver refuge chez son frère.

Les deux vont nouer une nouvelle relation car pour parachever sa migration sociale, John Edgar doit annuler la distance avec son frère et se réconcilier avec un passé autant conservé que nié. Le retour, puis la honte, les sentiments de culpabilité et d’aliénation sont comme des rappels à l’ordre pour John Edgar Wideman.

C’est derrière les barreaux, derrière tous ces murs et cette surveillance que les deux  frères parviennent à dépasser le deuil de la séparation, à reconnecter deux existences que les aspirations sociales ont séparées. Dans Suis-je le gardien de mon frère? John Edgar Wideman  entreprend de croiser récit et réflexion.
Il met en lumière les raisons sous-jacentes et les circonstances qui ont mené son frère à la réclusion à perpétuité et causé la mort d’un homme. Les mots, les gestes et les attitudes n’entrent jamais dans l’implacable logique de ce qui va de soi mais réagissent à d’autres forces. Parce qu’il est en mesure de se voir depuis l’extérieur, parce qu’il a appartenu à deux mondes inconciliables, l’auteur adopte une vue en surplomb sur sa vie et celle de son frère.

C’est Robert qui tire les ficelles de la narration. Il n’y a aucun filtre entre sa langue brute et poignante et le lecteur.

On découvre qu’il a été militant, toxico, criminel. Toute cette violence au bras de laquelle il a grandi, il l’a retournée contre lui-même, comme un réflexe d’autodéfense ou d’autodestruction. Comme un animal en souffrance qui mettrait le feu à sa cage.
Le roman plonge en immersion complète dans l’univers carcéral américain, ses matons abrutis, ses barreaux et sa violence morale. La prison sert d’allégorie pour exprimer les jeux de pouvoir, de domination et de force dans l’organisation de la société en strates. Ce qu’il y a de plus douloureux dans le travail de Wideman, c’est l’idée qu’inexorablement les structures et les hiérarchies de classe se déplacent au sein d’une même famille.

En fuyant son frère, John Edgar Wideman fuit le ghetto mais la rupture complète avec les origines de classe est impossible, elle continue de hanter le sujet. La souffrance se trouve dans cette rupture. Wideman écrit parce qu’il est seul, il écrit pour que son frère devienne histoire. La société assigne des places et des verdicts. Mais cette place John Edgar Wideman ne la trouve nulle part.
Chacun des frères a emprunté le chemin qui mène à sa définition du succès, John Edgar s’est soumis à une carrière intellectuelle, Robert a sombré dans une violence totale. Le premier a subi les humiliations silencieuses à l’université. Le deuxième a été lynché par la vie. Deux trajectoires qui sont à l’image des minorités opprimées, des gens sans pouvoir.

John Edgar Wideman , Brothers and keepers, Mariner Book
Traduction française Suis-je le gardien de mon frère? Gallimard

Par Yancouba Dieme

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